Ma carrière n’a rien eu de sédentaire – sur les 40 ans années d’activité professionnelle, j’aurai consacré l’équivalent de 16 années, soit 40% de mon temps, hors de l’usine ou de mon bureau – pour moitié en France, pour moitié à l’étranger – majoritairement pour piloter, sur site industriel, la mise en service des équipements les plus sensibles ou les plus innovants – et aussi pour assister aux congrès ou expositions scientifiques et techniques les plus intéressants de la profession.
Sur le plan relationnel, dès le début de ma carrière, j’ai attaché une grande importance au contact avec mes homologues étrangers – cela, simplement, au départ, pour être « dans la course » ou, plus tard, figurer parmi les meilleurs. En cela, enseignement scientifique de la fac, acquis à Rennes avant mon diplôme de Supélec, me fut très utile. Mes relations avec l’extérieur furent grandement facilitées du fait de l’appartenance de la STEL à un grand groupe industriel bien implanté aussi bien aux USA qu’en URSS ou dans les pays de l’est. Au cours des années 50 et encore plus des années 60, la notoriété grandissante aidant, je fus régulièrement invité à des colloques scientifiques ou des expositions techniques – principalement en URSS. Cela me donna l’occasion, rare en ces temps de guerre froide, de rencontrer en 1960 à Moscou des personnalités comme Youri Gagarine ou Alexeï Kossyguine et un peu plus tard à Pékin le Premier Ministre Chou En Lai.
URSS et Pays de l’Est
Ces contacts répétés furent aussi pour moi l’occasion de mesurer jusqu’aux années 80 l’énorme potentiel scientifique, technique et industriel de l’URSS dans les domaines fondamentaux incluant, en première ligne, le spatial. Rien qu’au centre Induction de Leningrad, fondé en 1940, plus de 1200 ingénieurs et techniciens étaient présents sur ce site jusque dans les années 90, pour développer cette technique à une échelle encore inégalée dans le reste du monde, y compris aux USA.
L’alternance de missions tant vers les USA que l’URSS ou les pays de l’est et la Chine m’obligea quelques années à voyager avec un double passeport, un pour l’ouest, l’autre pour l’est. Certaines de ces missions furent aussi l’occasion d’épisodes épiques qui sont maintenant autant de souvenirs mémorables. Par exemple, en juin 1956, c’était une de mes premières missions en tant qu’invité à Dresde, alors en RDA. A l’aller, dans le train Paris-Berlin, à l’arrêt au poste-frontière de Magdebourg, autour de midi, la police de RDA (les Vopos) observe que je suis détenteur de diapositives destinées à la conférence que j’allais faire à Dresde. Sur le champ, je suis emmené au poste car considéré comme un espion, en dépit d’un visa en bonne et due forme. Le train est immobilisé, pendant deux heures, en pleine nature et en plein soleil, jusqu’à ce qu’un coup de fil de la police au Ministère des Affaires Etrangères à Berlin (fermé à midi pour cause de déjeuner) ne me libère de cette situation ainsi que les 600 voyageurs assoiffés. Le train repart vers Berlin autour de 14h. En compensation de cette méprise, dans le train qui m’emmène de Berlin à Dresde, j’aurai droit à un compartiment particulier avec boissons à volonté ainsi qu’un accueil en fanfare à l’arrivée à Dresde.







Par contre, un peu plus tard, dans les années 60, j’ai vécu une aventure en sens inverse, lors d’une conférence à Varsovie, que je devais rejoindre par un vol direct Paris-Varsovie. Suite à une panne de l’avion polonais, on m’a embarqué dare-dare dans un avion d’Air France en partance d’Orly vers Berlin-Ouest quitte à ce que je me débrouille, sans visa de transit, à rejoindre Berlin-Est et de là à prendre un vol pour Varsovie. Dans l’avion d’Air France, une hôtesse me met en rapport avec le chef d’une délégation de 13 techniciens et ingénieurs de la RDA, de retour de la Foire de Paris, qui regagnaient Berlin-Est. A l’arrivée à Berlin-Ouest, le chef du groupe, apparemment sûr de lui, m’invite à monter dans le minibus qui emmenait tout ce petit monde à un hôtel de Berlin-Est. Il est presque minuit quand le minibus, avec son passager clandestin, se présente au poste de contrôle de la police « Vopo » du mur. Aucun policier en vue, les guérites vides. Par contre, un immense chahut dans les locaux alentour – c’était le moment de la relève de la garde, accompagné du rituel défoulement bière-vodka (à profusion). Sur un geste d’un employé, le minibus passe les chicanes successives : pas de contrôle ! Quelques minutes plus tard, nous débarquons à l’hôtel de l’aéroport, puis quelques heures plus tard, dans l’avion pour Varsovie, où j’arrive pratiquement à l’heure prévue (11h), pour la conférence, bien applaudi par l’assistance. Moralité de cette aventure : tout simplement, le chef de la délégation est-allemande à laquelle je fus intégré savait d’expérience qu’autour de minuit il n’y avait pas de contrôle au poste de frontière du mur.

Toutes ces missions dans les pays de l’est – notamment en URSS, dans les républiques lointaines comme la Sibérie, l’Ouzbékistan, etc. étaient remplies d’épisodes épiques. Au final, le voyage était toujours éprouvant, voire périlleux – certains avions n’étaient pas très sûrs. Ensuite, les chantiers dans les sites d’intervention ou les laboratoires se déroulaient dans des conditions parfois pesantes ou détestables. Seuls les hôtels étaient convenables mais nous étions prévenus que la plupart de nos chambres étaient microphonées. Enfin, la mission terminée, contrat rempli, protocole signé, le départ s’effectuait toujours après un arrosage « en règle » à la russe : bière, champagne, vodka à profusion !
La Chine
Les missions vers la Chine (1964-1965) étaient tout aussi problématiques – c’était l’époque des premières relations diplomatiques et économiques entre nos deux pays. Alain Peyrefitte en revenait (Quand la Chine s’éveillera) Paris-Pékin par la route des Indes c’était plus de 24 heures en raison de multiples escales : Tel-Aviv – Téhéran – Delhi –Phnom Penh – Shanghai – Pékin, et de multiples détours de vols du fait des conflits en cours dans ces régions du monde : Israël-Egypte, Inde-Pakistan, Chine-Taiwan. C’était la Chine archaïque de Mao !
L’accueil officiel était toujours chaleureux, mais l’ambiance sur les sites techniques plutôt rude et très surveillée – c’était la grande époque des Gardes Rouges et le début de la Révolution Culturelle. L’exposition française à Pékin (1965) m’a donné l’occasion de rencontrer sur notre site de présentation le Premier Ministre Chou En Lai accompagné de notre ambassadeur – il fut très impressionné par une démonstration « plasma » à laquelle il eut droit. L’équipement de démonstration fut d’ailleurs acheté sur place par l’Université de Pékin. A ce propos, les transactions entre Français et Chinois se déroulèrent en espagnol, grâce à une interprète cubaine, comme je parlais espagnol.
Une anecdote au sujet de la Chine : durant notre séjour lors de l’exposition de Pékin, la plupart des deux à trois cents Français sur place ont contracté des problèmes respiratoires provoqués par le vent de sable soufflant en décembre 1965 depuis le désert de Gobi. Quelques-uns d’entre nous dont moi-même, bien renseignés par un Chinois sur notre stand de l’exposition, se firent soigner à la Chinoise par un acupuncteur local. Le mal disparut
rapidement sans aucune récidive. La plupart des autres collègues, plus ou moins fiévreux durant le reste du séjour, se firent soigner au retour, à l’escale de Hong Kong – de façon classique – et, je l’appris ensuite, se remirent bien plus tardivement.

Sitôt après notre départ débuta la grande révolution culturelle qui se traduisit rapidement par un gel des relations de tous ordres avec la Chine jusque vers 1975. Notre ambassadeur qui nous avait rendu visite sur notre stand avec le Premier Ministre Chou en Lai fut relégué et molesté à son ambassade par les gardes rouges. Ce passage à vide de la Chine dura presque une décennie.


On sait ce qui est intervenu depuis les années 75-80. Tout simplement, comme Alain Peyrefitte l’avait prédit, la Chine s’est réveillée – ouverte à l’économie de marché. Elle est devenue l’atelier du monde, le premier site mondial de délocalisation. A titre d’exemple, mon ex-employeur EFD Induction – à Grenoble à présent (120 personnes) sous-traite une partie de sa production en Chine (et aussi en Inde). Il en est de même avec mes pays de l’ancien bloc de l’est après la chute du mur. Aujourd’hui, en 2008, le bilan des relations professionnelles et des contacts souvent amicaux créés entre hommes au moment de la guerre froide se révèle très positif. Par exemple, à mon initiative, a-t-on pu dès 1990 transformer ces contacts industriels en relations contractuelles entre les deux communautés scientifiques « Plasma » de l’Université de Saint-Pétersbourg et l’Université Paris VI. Des relations durables et fructueuses qui se traduisent par des recherches communes et des échanges périodiques entre chercheurs des deux communautés. Et ceci n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres.

L’Amérique du Nord
Avec l’Amérique du Nord (Etats-Unis ou Canada) nos relations ont été très nombreuses mais plus conventionnelles qu’avec les pays de l’est ou la Chine. Avec les USA, mes relations ont été constantes et initiées dans les années 1955 : les actions sur place, très soutenues notamment grâce à l’antenne très importante de notre maison mère Thomson CSF à New York. Toutefois mes relations les plus denses se situent entre les années 1965 et 1985 et cela pour différentes raisons :
Dans le sens des échanges de la France vers les USA, la forte implantation du groupe Saint-Gobain dans plusieurs usines de fabrication de la fibre de verre, réparties dans tout le pays et exploitant le procédé Saint-Gobain, nous a amené à apporter notre expertise technique sur place pour la fabrication et l’exploitation de nos matériels d’induction adjoints aux machines de fibrage de Saint-Gobain, cela entre 1965 et 1970. Ces matériels sont toujours en service 30 ans après.
Dans les années 70, nous concédons la licence de placage par induction des fonds aluminium sur ustensiles inox à une firme américaine, West Bend dans le Wisconsin.
Nous assurerons chez ce client une assistance technique constante pour la mise en service et l’exploitation de nos machines « induction » tout au long de la période 1970-1985.
Dans le sens des échanges des Etats-Unis vers la France, nous créons avec un gros constructeur américain de matériels induction à Cleveland (Tocco) une société commune Tocco-STEL opérationnelle de 1969 à 198… Cette nouvelle structure permet à la STEL l’accès à des matériels induction très puissants destinés à l’Automobile, tracteurs, camions, etc. jusqu’alors situés au-delà de nos potentialités. Simultanément, en 1970, nous concluons un accord de fabrication en France de générateurs induction d’une nouvelle technologie – auprès d’un constructeur de
Milwaukee. Cet accord nous ouvre de belles perspectives et va perdurer jusqu’en 1980. Dans la plupart des cas qui viennent d’être évoqués, j’ai assuré l’essentiel des responsabilités techniques dans un sens comme dans l’autre, impliquant forcément de nombreux déplacements, auxquels il faut ajouter les missions pour assister aux congrès scientifiques et techniques obligatoires se tenant aux USA ou au Canada. Heureusement, à l’exception de mon premier voyage vers New York, effectué en 16 heures en 1958 en Constellation, les nombreux autres furent en général rapides (6 à 8 heures) et pratiquement sans péripétie digne d’être retenue.